Pèlerins dans un tunnel

Pourquoi toutes ces contraintes ?

Métro, boulot, dodo. Cette vieille expression est éloquente : je ne suis pas le premier. Il y a 13 ans, épuisé par l’absurde du boulot, je suis parti à Compostelle. « C’est où, ou c’est quoi ? », comme me le demandaient mes collègues à l’annonce de ma démission. C’est ce fameux chemin de pèlerinage, que je m’étais dit que je ferai une fois dans ma vie et qui me revenait en tête à un moment où j’avais absolument besoin d’une coupure. A l’époque, je vivais seul dans un petit studio dont j’étais propriétaire. J’avais un peu de cash, une petite voiture pas chère, une toute petite hypothèque et, trentenaire, je n’avais pas encore vraiment commencé ma vie.

Cette performance m’offrait un succès facile, à la portée de tous, pour vu qu’on ait un peu de préparation. 70 jours de marche, puis je suis rentré en avion. Contrairement à la légende, je n’ai pas eu de révélation sur ce que devait être la suite de ma vie et je me suis reposé, refusant de postuler où j’avais toutes mes chances, dans la banque. Ces longues vacances, débutées en juin et terminées en janvier de l’année suivante m’ont fait un bien fou. Des amis ont dit que je n’étais plus la même personne.

Certes, après des années où les humains te contactent pour exiger que tu fasses quelque-chose pour eux, ça s’arrêtait, enfin. Je marchais, sans rendez-vous autres que, parfois, un lieu où l’on se retrouverait le soir avec d’autres marcheurs, à moins que, arrivé trop tôt, je continue de marcher seul, avant de rencontrer d’autres personnes avec qui je marcherais peut-être le lendemain.

Puis, sur invitation d’une personne amicale, j’ai pu m’enfermer à nouveau, dans un job à l’Etat, au centre de cette bureaucratie désuète que tout un chacun imagine. Par chance, j’ai été éjecté à la fin du deuxième terme de mon contrat. Réalisant que ce changement de branche me faisait perdre mon CV pour rien, je suis retourné dans la banque.

Banque, banque, assurance… Toujours dans les crédits. Puis me voilà à présent. Dans une vieille maison trop grande, juste pour que ma compagne ait assez de place au salon pour son Steinway, un petit garçon turbulent qui se jette par terre à la moindre contrariété, une voiture neuve qui m’a permis de recevoir des compliments tant de mes collègues, pilotes de Mercedes, que de jeunes étudiantes. Sinon, j’ai un peu plus de cheveux blancs et toujours les mêmes violons, même si j’ai lâché deux de mes trois orchestres de l’époque.

Vue de l’extérieur, ma vie a bien progressé. Mais à l’intérieur, tout est comme avant Compostelle. Madame a trouvé divers prétextes pour squatter la chambre d’amis, suivant le navrant exemple de ses parents de faire chambre à part, ce qui fait que je suis de facto célibataire. Même si pour le moment, ma hiérarchie est encore satisfaite, je n’ai plus d’énergie pour bosser et je me sens aussi misérable que je l’étais à l’époque et j’ai à nouveau la même envie de tout envoyer balader.

Mais comment pourrait-il en être autrement ? A quarante ans, on finit par comprendre que la vie n’est qu’un chemin entre la naissance et la mort et que quoi qu’il arrive, succès comme échecs ne sont que des anecdotes entre ces deux évènements. Comment ne pas être révolté de se voir vieillir et que les gens tombés au bord du chemin m’informent que la retraite n’est qu’une hypothèse, qui ne me tirera de prison que si je survis d’ici là et probablement dans un certain état d’usure.

Alors oui, on m’offre la sécurité. Contre de lourds impôts, mon seigneur m’offre la paix, de nombreux services, dont une partie que j’utilise, l’accès facilité à la nourriture et à un abri. A condition que j’échange une grande partie de mon temps, pendant un demi-siècle, contre des petits papiers colorés et quelques bouts de métal – qui n’existent le plus souvent que dans les ordinateurs des banques. Et les règles qui nous asservissent sont acceptées par tous comme des axiomes.

Devrais-je donc être reconnaissant de manger à ma faim, voire plus ? D’avoir un travail sûr, payé rubis sur l’ongle par un employeur très solvable ? D’avoir un merveilleux fils qui ne me prendrait peut-être pas tout mon temps, si je pouvais lui donner tout celui qu’il me demande ? D’être officiellement en couple avec une femme que tout le monde admire, mais dont la présence me fatigue à présent ? D’avoir cette vieille grande maison ?

Alors oui, je devrais dire merci. Mais tant d’hommes de mon âge, encore mieux placés de moi, qui ont tous les atours de la réussite, ont décidé d’abréger leur vie. Chose que je ne ferai pas, car je suis rationnel et je regarde l’absurde en face. La mort n’est jamais une solution, car elle mène à une situation définitive. Et rien ne prouve l’existence d’une suite autre que ce corps qui se décompose, bien que la quasi-totalité de l’humanité se complait dans des religions qui prétendent autre-chose, sans jamais prouver quoi que ce soit.

Alors oui, en attendant une meilleure solution, on continue de casser des cailloux, de remplir des rapports absurdes, de répondre à des questions absurdes, vendre un produit absurde, dans un monde absurde.

Comme la majeure partie de l’humanité, j’en souffre et donne le change, même si je n’arrive plus vraiment à décrire mon travail. J’ai une sensation très forte de perdre mon temps et je ne sais plus qui je suis. Mon cerveau ne fonctionne plus, mais personne d’autre ne le remarque. Je suis en train de devenir un vieux con, stupide et acariâtre et je veux sortir.

Comme à l’époque, je relance un blog, plein de la fange qui sort de mon cerveau lorsqu’il a été pressurisé toute la journée pour rien.

Mais ai-je vraiment le droit de me plaindre, alors qu’à l’autre bout de l’Europe, Russes et Ukrainiens s’entretuent au bon plaisir du despote de Moscou ? La guerre est le plus violent symbole de l’oppression des humains par la société. Mais elle est aussi un terrible exemple d’absurdité. Un groupe humain immense qui se construit une organisation carcérale où quelques uns abusent sans limite de la vie des autres. Des millions de personnes qui souffrent voire meurent pour rien, de décisions qui ne sont pas les leurs et pour lesquelles ils n’ont pas été consultés. Des dirigeants en union sacrée, qui sont en surenchère pour (envoyer leurs soldats) en découdre. C’est d’ailleurs la Seconde Guerre Mondiale qui a consacré le mouvement littéraire de l’absurde. Et c’est la guerre en Ukraine, ou plutôt son intensification en février 2022, qui m’a inspiré le choix du nom de mon blog.


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